Ceux qui se prennent pour le nombril du monde se sont juste planté de trou ! || Orphea

« Quand te re-...verrai-je ?! Pays merveilleuuux ?! Où ceux qui s’-s’aiiiment ? Vivent à- oh, merde… ! »

Parmi la longue liste des vertus si étonnantes qu’elles pouvaient être qualifiées de magiques figurait celle, des plus importantes, de vous faire croire à l’impossible : être une soprano d’Opéra en était un. Si Bibine avait effectivement toujours rêvé d’être une artiste, elle restait avant tout une pochtronne des bas fonds, dont le seul et unique talent résidait dans son imagination si débordante qu’elle lui donnait des ailes. Soulever les quatre-vingt-trois kilos de son mètre cinquante tassé par l’énergie négative lui paraissait donc un jeu d’enfant ; s’imaginer produire la plus belle des mélopées alors qu’elle n’éructait que quelques notes fausses en raclement de gorge noyés de glaires en était un autre tout aussi plaisant.
Jusqu’à ce qu’une merde de chien déposée là comme une offrande sur le bord aménagé du petit lac mette une terme à son spectacle et manque de la faire basculer. Quel fils de chienne celui-là ! - justement, me direz-vous.

« SAPRISTI ! » échappa Bibine avec ce reste d’élégance surannée très française que l’alcool faisait ressurgir – un autre de ses talents, on l’aura compris, la liste tout ça.

La grincheuse battit des bras, tournoya des poignets, tâchant de maintenir l’équilibre que les plis épais de sa robe à pois toute vintage tenaient à lui faire perdre ; une bouteille de bière à pisse dans la main et son concert de râlerie la faisaient ressembler à un gros champignon agité par la tempête. Bibine se redressa tant bien que mal, en équilibre sur la barrière. Un frisson de l’air nocturne la fit trembloter comme une vieille branche prête à se rompre, avant qu’elle ne lève la tête et se mouche, en silence dans les étoiles, soudain fragile.
Puis craignant sans doute qu’on l’admire, elle se décrocha la mâchoire et offrit au monde un rot sonore.

T’es là, assise en face de l’étendue d’eau depuis genre cinq bonnes minutes qui te semblent être des heures entières. T’as bien observé les gestes à faire pour nager et ça ne te parait pas si compliqué qu’on ne te le disait tout le temps au cirque. Ta mère à toujours eue peur de l’eau de toute façon, c’était pas elle, ni même ton alcoolique de père qui allait t’encourager à nager. Maintenant que t’es libre de faire ce que bon te semble t’es bien décidé à apprendre par toi-même ce que personne n’a eu le courage de faire dans ton enfance. Bon Dieu, qui donc ne sait pas nager à vingt-cinq ans ? T’es bien d’accord avec toi-même, à part la fille du cirque, pas grand monde. T’as attendu qu'y’ai plus personne pour t’y mettre. Loin d’avoir tout prévu, puisque ton impulsivité à encore pris le dessus, tu n’as ni maillot, ni serviette et t’es même pas certaine que ce soit l’endroit idéal pour faire la brasse avec les petits poissons. Mais qu’importe, maintenant que tu étais là, il fallait bien te lancer. On t’avait beaucoup trop souvent traité de froussarde pour que tu te laisses impressionner par un peu d’eau et que tu prennes encore la fuite. C’était simplement hors de question.

Huit minutes, ça t’as pris huit minutes pour faire trois brasses, pas si facile que ça finalement d’aller nager sans savoir nager. Humoristique sûrement, pour toutes les personnes qui passeraient par là, bien que l’heure actuelle ne te garantisse pas un sauveur en cas de noyade. Quelle idée t’avais eu là, à aller t’aventurer aussi loin sans savoir nager ou sans prévoir un moyen de t’en sortir en cas de crise de panique soudaine. T’es en train de perdre patience, ne sachant toujours pas comment gérer ta brasse médiocre quand tu commences un peu à couler et à perdre tes moyens. T’es en panique totale, incapable de savoir ce que tu dois faire ou pas. T’essais de regarder autour de toi, mais tu ne vois personne à appeler pour te venir en aide. Et ça te prends bien trois ou quatre minutes à réaliser que tu n’es finalement pas si seule que tu ne le pensais. T’entends du bruit dans un coin, pas si loin que ça de toi, une femme qui parle. Qui jure peut-être. Un truc qui ressemble à Sarpasti. Ou quelque chose comme ça. T’entends pas bien, t’as pas le temps d’analyser, tu te sens couler alors que t’étais sûre d’avoir pied ici quand t’as analyser ton cours en autodidacte. Un rot sonore se fait entendre et t’es certaine de pas être seule, tu te mets à crier, comme une folle, battant des bras dans les airs pour qu’on puisse t’apercevoir.
« EH ! EH OH ! Y’A QUELQU’UN ? JE VAIS ME NOYER. AU SECOURS. AIDEZ-MOI. »
Ou tout du moins, quelque chose qui y ressemble, entremêler de quelques « glouglous » te rende presque incompréhensible.

Bibine sursauta tandis qu’une série de cris fendaient l’air comme des oiseaux de malheur, et elle battit d’abord des bras à son tour comme celle qui appelait en fait à l’aide, pour chasser ces nuisances sonores comme si elle n’en était pas une elle-même quelques instants plus tôt. Elle cligna des yeux comme le bruit ne disparaissait pas, des fois que le conduit auditif de ses oreilles se réveille un peu plus lui aussi, et finit par se retourner.
Un drôle d’oiseau barbotait dans l’eau.

« Oh t’es chou. »

Elle se pencha en avant, dans un équilibre dangereux qui ne manquerait pas de la faire basculer si elle perdait encore un peu plus pied avec la réalité, et baissa les yeux sur l’énergumène dans sa danse aquatique pour le regarder de plus près. Après de longues secondes, elle remarqua qu’il ne s’agissait pas du tout d’un oiseau, ni même d’un animal en fait ! Une éclaboussure d’eau glaciale la ramena à la réalité.

« NOM DE… ! »

Trop tard ! L’équilibre rompu la fit basculer dans la flotte dans une chute cartoonesque. Perdue, la canette de bière coula au fond de l’étang, rejoignant la triste famille ordurière de ces lieux publics plus malmenés que jamais, maintenant que de toute manière, la fin du monde était annoncée. Bibine qui nageait bien mieux que la gonzesse qui s’ébattait dans la flotte, perça rapidement la surface de cette dernière de sa tête échevelée. Les tentacules sombres qui formaient sa tignasse lui barrèrent un instant la vue, bientôt écartées d’un geste brusque. Bibine tendit la main pour attraper un bout de la meuf qui coulait.

« Non mais arrête de bouger que diable ! » cracha-t-elle.

Comme si l’autre qui sombrait allait pouvoir l’entendre ; elles allaient couler toutes les deux si ça continuait !